Le destin de la mission historique de l’Europe en matière de climat et celui de son cordon sanitaire contre l’extrême droite sont désormais liés.
Les tentatives de l’Europe pour relancer son industrie en déclin ont donné naissance à un attelage hétéroclite mais résolu d’intérêts économiques, de leaders politiques centristes et de responsables d’extrême droite, qui veulent tous revoir le Pacte vert de l’UE — un ensemble de lois visant à réduire à zéro les gaz à effet de serre et à vivre en harmonie avec la nature.
Pourtant, ils sont divisés sur les façons d’y parvenir. Et même sur la question de savoir s’ils veulent travailler ensemble.
Les chefs d’entreprise souhaitent supprimer les réglementations et les sanctions à l’encontre des pollueurs, sans pour autant revoir les grands objectifs climatiques de l’UE.
Les personnalités de centre droit sont sensibles à ces appels, mais insistent sur le fait qu’elles ne travailleront pas avec l’extrême droite pour y parvenir.
Les dirigeants de l’extrême droite pensent que cette réticence ne durera pas éternellement. L’opposition partagée contre le Pacte vert pourrait même, selon eux, donner naissance à une nouvelle coalition de droite. De quoi franchir une étape dans leur objectif plus large qui est de briser le cordon sanitaire, un tabou qui interdit aux partis centristes d’Europe de collaborer avec l’extrême droite.
“Je pense qu’ils se rapprochent de notre position”, estime Alexandr Vondra, eurodéputé tchèque membre des Conservateurs et réformistes européens, convaincu que le centre droit dérive vers son groupe de droite dure. “Je pense qu’ils lisent les signaux politiques.”
Tous ont en commun le sentiment que c’est leur moment. Lors des cinq années depuis sa création, le Pacte vert a été confronté à l’opposition et à la critique de toutes parts. Toutefois, il n’a jamais été sérieusement menacé d’être fortement assoupli ou détricoté — jusqu’à aujourd’hui.
“La révolte contre la réglementation est inévitable !” a écrit le Premier ministre polonais Donald Tusk sur X mardi. “Que cela plaise ou non à quelqu’un dans l’UE. Le moment est venu !”
Exigences des entreprises
Les groupes industriels européens tirent la sonnette d’alarme depuis des années sur ce qu’ils décrivent comme les charges excessives imposées par le Pacte vert, qui, selon eux, nuisent à leurs activités et contribuent aux difficultés économiques de l’UE.
“De nombreux chefs d’entreprise me disent : ‘Bon sang ! Dans le reste du monde, nous pouvons faire notre travail. En Europe, nous passons de plus en plus de temps à remplir des papiers inutiles’”, relate Markus Beyrer, le patron de BusinessEurope, le Medef européen.
La volonté du président américain Donald Trump de réduire à néant la réglementation et la surveillance par les autorités a renforcé ces inquiétudes.
L’idée selon laquelle l’UE peut réglementer d’abord et entraîner ensuite le monde dans une course vers des standards élevés — autrefois appelée “effet Bruxelles” — est révolue.
Ce concept “n’était probablement pas non plus réaliste il y a quelques années”, estime Beyrer. “Il semble totalement irréaliste aujourd’hui.”
L’industrie chimique a joué un rôle clé dans la mise en place d’une résistance coordonnée.
En février 2024, le principal lobby européen de la chimie, le Cefic, a rassemblé 73 patrons d’industrie pour signer la “Déclaration d’Anvers”, un appel intersectoriel visant à faire de la compétitivité l’objectif central des élections européennes de juin.
Leur suggestion ? Réduire la bureaucratie et “éliminer l’incohérence réglementaire”. Près de 1 300 organisations ont finalement soutenu le manifeste.
En janvier cette année, BusinessEurope avait identifié 68 politiques européennes à réviser, dont près de la moitié étaient des législations environnementales. Ils ont demandé des procédures de mise en conformité plus simples, plaidé en faveur d’un assouplissement des règles écologiques et réclamé des délais pour les textes en cours d’élaboration.
La semaine dernière, la Commission européenne a organisé une table ronde pour discuter de la modification du Pacte vert. Les groupes écologistes ont déploré que la liste des participants favorise les gros pollueurs.
“Nous soutenons les objectifs du Pacte vert”, assure Beyrer de BusinessEurope. “Mais nous avons beaucoup critiqué la manière dont il a été mis en œuvre, car nous avons constaté une avalanche de règles en partie non coordonnées, à plusieurs têtes, qui créent beaucoup plus de charges […] C’est ce à quoi nous devons remédier.”
Message reçu
L’UE et les partis qui la dirigent répondent à cet appel.
Après la large victoire des formations de droite aux élections européennes de juin dernier, la Commission européenne a troqué l’écologie contre la compétitivité. La première grande initiative de son nouveau mandat, la “boussole pour la compétitivité”, va d’ailleurs dans ce sens. La lutte contre la désindustrialisation est désormais la priorité.
Le Parlement européen suit le même chemin. Et aucun groupe n’a changé aussi radicalement de cap que celui de centre droit, le Parti populaire européen (PPE) — la famille politique de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et le bloc le plus important tant au Parlement que parmi les dirigeants nationaux de l’UE.
Le soutien du PPE, que ce soit au Parlement ou au sein des gouvernements du Vieux Continent, a été essentiel pour faire passer la législation sur le climat au cours des cinq dernières années. Mais le parti s’en prend aujourd’hui à certaines des règles qu’il a contribué à faire adopter.
Certains membres du PPE, en particulier ceux d’Europe centrale et orientale, ont longtemps critiqué le Pacte vert pour son caractère trop ambitieux. Mais ces jours-ci, ce sont ceux d’Europe de l’Ouest — en particulier les Allemands — qui se joignent au mouvement, en mettant en avant les plaintes de l’industrie.
Un tournant a eu lieu le mois dernier lors d’une réunion des dirigeants nationaux du PPE à Berlin. Des représentants de la CDU allemande — qui sont en passe de prendre le pouvoir après les élections fédérales anticipées du 23 février — ont distribué une déclaration engageant le groupe à assouplir considérablement plusieurs piliers du Pacte vert, allant des objectifs en matière d’énergie renouvelable à la taxe carbone aux frontières.
Les dirigeants ont accepté le document allemand sans broncher, selon un diplomate européen présent dans la salle et qui n’était pas autorisé à parler publiquement de la réunion privée. Y compris Ursula von der Leyen, pour qui le Pacte vert est un héritage essentiel.
“La question n’a même pas été débattue”, relate le diplomate.
Après cela, plusieurs personnalités éminentes du PPE ont commencé à parler d’une suspension ou d’un recul du Pacte vert. Donald Tusk, le Premier ministre polonais et l’un des dirigeants les plus puissants de l’Union, a appelé à un “examen complet et très critique” de l’ensemble du projet. A noter que la Pologne occupe actuellement la présidence tournante de l’UE pour six mois, ce qui lui confère l’autorité nécessaire pour orienter les discussions politiques à Bruxelles.
Le PPE est “fondamentalement en phase” avec la nécessité d’une “réforme en profondeur”, a déclaré un responsable polonais, qui n’a pas été autorisé à s’exprimer publiquement. “Et Tusk, en tant que responsable politique très en vue au sein du PPE, suit les mêmes orientations que les responsables politiques à Berlin. C’est donc coordonné.”
Ce comportement renforce les forces d’extrême droite, a averti Frans Timmermans, un des principaux architectes de la politique verte en tant qu’ancien commissaire européen chargé du Pacte vert.
“Le Pacte vert a très souvent été revendiqué par le Parti populaire européen comme leur projet”, a-t-il déclaré lors d’une visite à Bruxelles la semaine dernière. “Qu’en est-il aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a changé ? Le projet a-t-il changé ou le PPE a-t-il changé ? […] Si le centre droit commence à imiter la droite radicale, c’est la droite radicale qui gagne.”
Les responsables politiques du PPE ont même ciblé le financement de l’UE pour les ONG environnementales, lançant des accusations largement infondées selon lesquelles Bruxelles aurait payé des groupes pour faire du lobbying en faveur du Pacte vert. (Après analyse, POLITICO n’a pas trouvé de tels deals.)
Cet antagonisme rend la position du PPE sur le Pacte vert difficile à cerner. La disparité des points de vue au sein du groupe et de ses partis nationaux affiliés ajoute à la complexité de la situation. De plus, malgré les critiques de plus en plus nombreuses, la plupart des responsables politiques du PPE continuent de soutenir que le Pacte vert est nécessaire et qu’il profite à l’économie de l’UE.
“Si notre compétitivité est basée sur le pétrole et le gaz bon marché, nous ne serons jamais compétitifs”, est convaincu Radan Kanev, eurodéputé bulgare du PPE. “Nous devons compléter le Pacte vert, pas l’abroger.”
Cette situation exerce une pression énorme sur l’exécutif européen, qui doit présenter ce mois-ci une proposition en empruntant une voie étroite.
“Une partie de la droite et de l’extrême droite exerce une pression politique pour déréguler et remettre en question les objectifs climatiques”, observe un responsable de la Commission à qui l’anonymat a été accordé pour qu’il puisse s’exprimer franchement. “Ce n’est pas l’intention de cette Commission. Nous changeons le chemin, pas l’objectif.”
L’objectif semble être un acte délicat consistant à réduire certaines obligations de reporting sans rouvrir des pans entiers de la législation, tout en évitant de donner du pouvoir à l’extrême droite. En pratique, cela signifie qu’il faut se concentrer davantage sur la réduction des obligations de reporting des entreprises et moins sur le report de nouvelles règles importantes. Mais il n’est pas certain que cela satisfasse les partisans de la dérégulation au sein du PPE.
Un éventuel vote du Parlement européen sur des règles de déclaration simplifiées mettra à l’épreuve la majorité centriste qui est au cœur de l’élaboration des politiques de l’UE depuis des décennies, estime Pascal Canfin, eurodéputé français du groupe Renew, qui a joué un rôle majeur dans l’adoption du Pacte vert au cours de la précédente législature.
Si la Commission propose un accord qui ne sera adopté qu’avec le soutien de l’extrême droite, peu importe que le cordon sanitaire existe encore techniquement. Il se sera de fait coupé.
Cela ébranlerait l’UE dans ses fondements.
“Ce serait la première fois — selon mon analyse — dans l’histoire de la Commission que nous aurions une proposition conçue avec une majorité PPE-extrême droite”, pointe Canfin. “C’est absolument instable. Absolument instable.”
Rejoignez-nous et gagnez
L’extrême droite a travaillé dur pour promouvoir un sentiment d’alignement entre elle et les autres détracteurs du Pacte vert.
Les responsables politiques d’extrême droite et les médias de droite se font volontiers l’écho du discours prodérégulation du PPE et de ses attaques ténues contre les ONG environnementales. Dans la capitale de l’UE, le MCC Brussels, un think tank lié au dirigeant hongrois Viktor Orbán, se fait le chantre de la cause.
Pour eux, le Pacte vert est devenu un moyen de faire passer un message plus large.
“Ce à quoi nous sommes confrontés ici, c’est à un système entier, un système d’élites et un système d’idées”, expose Jacob Reynolds, responsable des politiques publiques au MCC Brussels.
En janvier, Jordan Bardella, le patron du Rassemblement national français et protégé de Marine Le Pen, figure de proue du groupe des Patriotes pour l’Europe du Parlement européen, a testé si le cordon sanitaire était prêt à tomber.
Il a écrit aux dirigeants des autres groupes de droite au Parlement, faisant appel à leurs “valeurs communes” et les invitant à inaugurer une majorité de droite et à suspendre le Pacte vert.
Les Conservateurs et réformistes européens (CRE) ont sauté sur l’occasion et répondu par écrit que les groupes devraient “construire des ponts au-delà des lignes politiques”.
“Construire des clôtures signifie simplement nourrir les carnivores derrière la clôture, et un jour ils briseront la clôture de toute façon”, juge Alexandr Vondra, membre des CRE. Ces derniers ont toutefois refusé de soutenir officiellement la proposition des Patriotes lors de discussions à huis clos, d’après le Brussels Playbook de POLITICO.
Bardella n’a pas adressé sa lettre aux lobbies industriels. Markus Beyrer, de BusinessEurope, n’a pas exclu de travailler avec les partis d’extrême droite pour poursuivre son programme avec des alliés “de bon sens”, citant notamment les CRE.
“L’Europe est portée par les forces proeuropéennes du centre”, souligne-t-il. “Mais cela ne signifie pas que tout ce qui est à droite du PPE est le diable.”
Le PPE n’a pas répondu publiquement, mais l’eurodéputé allemand Peter Liese, porte-parole du groupe pour les questions environnementales, indique à POLITICO que l’idée était vouée à l’échec. Cela ne signifie pas, bien sûr, que le PPE ne trouvera pas une cause commune dans les semaines à venir.
“Le pragmatisme amènera le PPE à changer d’avis”, prédit Frank Füredi, directeur exécutif du MCC Brussels. “On sent vraiment que les jours du cordon sanitaire sont comptés.”
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.
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